Le Figaro (17 juillet 2006) : Les dragées noires de Placebo

«SEPT FOIS numéro 1 à travers le monde, classé dans le top 10 de vingt pays. C'est l'album qui a le mieux marché. Ce n'est pas l'idée numérique d'être numéro 1 qui est importante, c'est l'idée que tu touches plus de coeurs avec sa musique, de partager avec plus de gens que le dernier album. Meds est l'album dont nous sommes le plus fiers, l'album sur lequel il y a les meilleures chansons que l'on ait écrites. Si l'on parvient à toucher plus de gens qu'avec Sleeping With Ghosts, c'est plus une façon de juger notre succès artistique que notre succès commercial.» Brian Molko est fier de Meds, le cinquième album de Placebo, paru en mars dernier et gros succès un peu partout, qui se prolonge maintenant avec une tournée européenne passant notamment par les Vieilles Charrues vendredi prochain.

Évidemment, se posent les questions d'échelle et de profondeur qui interpellent le rock chaque fois qu'il est populaire. «Je me souviens de la sortie de l'album Nevermind, de Nirvana. J'étais à l'université et je ne voulais pas l'écouter : j'étais un snob «indé» et Nirvana était trop gros. Après le premier album de Placebo (en 1996), nous avons décidé de ne plus être un groupe indé, de mettre la barre un peu plus haut, de considérer ce disque comme le premier pas sur la route qui nous mènerait à être le plus grand groupe de rock au monde. Je n'ai aucun scrupule à le dire : c'est une ambition très saine. Mais, pour en revenir à Nirvana, j'ai vraiment écouté tous les albums après la mort de Kurt Cobain et j'ai vraiment été surpris par leur force, que j'avais ratée parce que j'étais trop snob. Pour écouter de la musique, on ne doit pas être influencé par le genre, par la posture commerciale, par l'histoire de la musique.»

Quant à l'histoire du rock, Placebo est dans la situation curieuse d'un David Bowie comblé par le succès de Let's Dance sans jamais avoir enregistré Heroes – la gloire de masse et les doutes de la critique la plus sévère, le succès commercial sans jamais oser la recherche. «Mais si nous faisions des albums volontairement non commerciaux juste pour rester cool ou underground, ce serait malhonnête : il faudrait écrire des chansons auxquelles nous ne sommes pas sensibles émotionnellement.»

Car c'est cela le sortilège de Placebo : les couleurs sombres de l'adolescence indie rock dans le chatoiement d'un rock à large spectre venu historiquement après The Cure et REM. «Il y a toujours eu une part pop dans ce que nous faisons, un aspect mélodique fort, une envie de faire des chansons accessibles – des guitares noisy mais beaucoup de structures pop.» D'un point de vue littéraire, ce serait Baudelaire et Lautréamont enveloppés dans du Vigny, une offrande de noirceur dans un couffin de dragées...

Stefan Olsdal, le bassiste de Placebo, se reconnaît «enfant du disco» (Daddy Cool ou Rivers of Babylon par Boney M aux fêtes de ses parents), alors que Brian Molko a reproduit dans le salon familial la chorégraphie des Clodettes sur Alexandrie, Alexandra : «Je préférais ça au rock pompeux, archicommercial et surdiffusé de Phil Collins ; le disco me paraissait plus honnête.» Génération libérée par les Smiths, The Cure et Depeche Mode, ils exaspèrent leurs aînés par leur facilité à convoquer à la fois le venin post-punk et le réalisme pop (est-il licite d'être à la fois Johnny Hallyday et Gérard Manset ?).

«Ma réaction au monde»

Pourtant, ce n'est pas pour le plaisir du jeu de mot que Placebo appelle son disque «médica ments» : la première chanson de l'album, Meds, est un possible hymne d'une société dans laquelle de nombreux individus «tiennent» grâce aux petites pilules. Une fois de plus, Brian Molko parle de sexe, de sensations limites, d'addictions diverses, de troubles contemporains. Ce qui peut être, pour les gamins qui lisent les livrets en s'aidant du dictionnaire, une curieuse introduction à une réalité dont ne parle guère l'école et dont leurs parents essaient parfois de les protéger.

«Sans vouloir être je-m'en-foutiste, note Brian Molko, je dois dire que les textes que j'écris sont ma réaction au monde, dans laquelle j'essaie d'être aussi honnête que possible. Je pense que les jeunes vont être en contact avec les thèmes que j'aborde par le cinéma ou par la littérature s'ils sont intéressés par la vie et la société modernes. J'essaie de ne pas être une autruche artistique, qui mettrait sa tête dans le sable en essayant de faire croire aux autres que ces choses un petit peu intenses et dangereuses n'existent pas. Je n'aborde pas ces thèmes pour faire rock'n'roll mais parce que c'est le monde tel qu'il existe. Et si l'on est un animal émotionnel vivant dans une société du XXIesiècle, ces thèmes-là doivent être abordés.» Ainsi peut-être faut-il lire le brillant duo de Brian Molko et de son aîné Michael Stipe de REM sur Broken Promise, «une chanson sur l'adultère chantée par deux hommes plutôt que l'habituel cliché, développé mille fois, d'un homme et une femme.»

Avec tout cela, Placebo pourrait bien rester dans l'histoire du rock. «Ça me fait un peu peur, admet Brian Molko. J'essaie de ne pas y penser, ça pourrait nous amener à un peu d'arrogance – et il y a assez d'arrogance comme ça dans un groupe de rock. Je me contente d'espérer que nous ne sommes pas seulement une note en bas de page.»


Le Figaro (17 juillet 2006) : Les dragées noires de Placebo
Type
Article de presse
Date de parution
Juillet 2006
Source
Figaro magazine
Mise en ligne
17 juillet 2006
Déjà lu
5432 fois

Vos réactions sur Le Figaro (17 juillet 2006) : Les dragées noires de Placebo