Brian Molko (Placebo) et Xavier Delcour - Masculin féminin
"Chapeaux à la Garbo, peignoir en satin blanc, manteau en loutre posé sur T-shirt blanc, grandes lunettes noires, rondes, cerclées de rouge, fond de teint blanc, vestes boléros noires et lamées or, fibules, foulards, toutes sortes de foulards, noués à la scout, en cravate, en jabot, N'IMPORTE COMMENT, bagues, chemises de jockey, chemises à dentelles, chemises de clown, rouge à ongles, anticernes, colliers de pacotille, boas mauves, chaussettes dépareillées, complets-cravates ultrastricts, chaîne d'acier aux allures de guirlande, cigarettes king size, poudre de chanvre indien sous les ongles, croix gammées en brassard ou en sautoir, tout cela posé sur eux légèrement, comme un drap sur un fantôme, sans qu'ils aient l'air de l'avoir cherché, là par hasard, et aussi des mots et des sons comme autant d'autres parures dont ils s'enveloppent. Derrière tout cela il n'y a rien. C'est creux. N'IMPORTE QUI PEUT en faire autant." Derrière cette avalanche quasi incantatoire d'adjectifs et de détails, la silhouette diabolique des Rolling Stones, telle que décrite par Jean-Jacques Schuhl dans son vénéneux Rose poussière, en 1972. Le plus grand groupe de rock du monde s'adonne alors à un dandysme vestimentaire délicieusement décadent, plaçant haut l'art d'incarner une époque.
Le rock ne va alors pas sans la mode. Bien plus qu'une simple question d'image et de look : un style nourri d'illicite et d'une marginalité fantasmée. Trente ans plus tard, la mode ne va plus sans le rock. Pas un défilé sans son érudit habillage sonore, concocté par les stars de ce nouveau genre, de Michel Gober à Frédéric Sanchez. Pas étonnant dans ce contexte que Brian Molko, petite frappe glamour de Placebo, ait voulu rencontrer le styliste Xavier Delcour, figure ascendante de la scène belge. Les deux hommes se sont croisés trop brièvement quelques mois plus tôt, au sortir d'un concert bruxellois du groupe.
C'est en parsemant ses collections pour homme de jets de strass que le jeune Delcour, 29 ans, se fait remarquer il y a cinq ans des officiels de la mode. Un gimmick punk chic, vite copié par ses petits camarades, qui salivent devant l'élégance destroy du jeune prodige. Imprimés à la Pollock (vêtements tachés de drippings), coutures apparentes dégoulinantes de fils, gants de cuir aux doigts coupés : ses collections font mouche et emballent Brian Molko.
C'est dans la cour de son pub londonien préféré que le frêle chanteur, en T-shirt Vivienne Westwood et enfoui sous un ample bonnet noir, retrouve le styliste, la démarche acérée par ses chaussures pointues. Deux heures (ou presque) plus tard, les deux hommes en noir n'ont pas sacrifié à la causerie chiffons, préférant s'interroger sur la couleur du rock et le sexe des fringues, le puritanisme vestimentaire et l'élégante cruauté de Fassbinder.
*
Brian Molko : Avant la saison des festivals, je voulais me faire tatouer au henné et me faire épiler tout le corps : les jambes, les bras, pour que je puisse porter des jupes et faire l'homme-femme de façon plus extrême. Je voulais aussi me faire tatouer une marque sur la nuque, comme une réminiscence de la guillotine et je voulais y écrire : "place axe here" ("trancher ici"). Finalement, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai beaucoup porté, et je porte toujours, comme aujourd'hui, ce T-shirt dessiné par Xavier, avec cette phrase écrite sur l'encolure : "Cut here". Des mots tout à fait à propos quand on sait que je provoque des réactions assez extrêmes chez les gens, particulièrement auprès des journalistes anglais. Beaucoup aimeraient me couper la tête...
Xavier Delcour : Il y a eu une génération inspirée par l'art, comme Yves Saint Laurent. Ceux inspirés par la rue, comme Vivienne Westwood et Jean-Paul Gaultier. Et moi, j'appartiens à la première génération de stylistes inspirés du rock. On a tous plus ou moins le même âge. J'ai 29 ans, j'ai grandi en écoutant les Smiths. Ce sont des ambiances qui m'ont marqué très jeune. Ce qui est intéressant dans l'univers rock, c'est le fait que tout est permis. Il n'y a pas de problème de gay ou pas gay, de trop maniéré ou pas assez, de trop noir ou pas... Il y a une sublimation de tout ça. C'est le mystère et le fantasme. C'est très envoûtant de regarder les gens sur scène. Brian bouge très bien, d'ailleurs. Dans le rock, comme dans mes vêtements, il n'y a pas de retenue, pas de convention. Toute la liberté est là. La liberté de donner une image forte, parce que pendant un défilé, comme pendant un concert, ça passe. Alors que dans la rue, ça ne passerait pas.
Vous avez tous les deux grandi dans une petite ville francophone peu ouverte à l'excentricité, Brian au Luxembourg, Xavier en Belgique. Quand vous étiez plus jeunes, avez-vous souffert du regard que portaient les autres sur votre façon de vous habiller ?
Brian : A l'école, j'expérimentais beaucoup. C'était un peu l'inverse d'aujourd'hui : je portais des vêtements beaucoup trop grands pour moi. Des trucs extrêmement laids, très fluo, avec beaucoup de couleurs. On se foutait de ma gueule. Je prenais des risques, dans un environnement très conservateur, très américain. Tout le monde portait du sportswear et des jeans. Mais vers 15 ans, j'ai été élu "personne la mieux habillée de l'école" ! Un paradoxe qui m'a fait comprendre la dualité d'émotions que je provoque chez les gens. Je suis devenu ce que mes parents ne voulaient surtout pas que je devienne. Et ça me fait sourire. Mon père travaillait dans la finance, ma mère était très religieuse. Elle avait voulu être danseuse de ballet dans sa jeunesse. Mais elle venait d'une famille écossaise très pauvre, très catholique. Petite dernière de neuf enfants, elle n'a jamais eu les moyens d'aller à l'école de danse. Je pense que je tiens mon côté artistique d'elle, combiné à l'ambition que m'a transmise mon père. J'étais donc tiraillé entre le fric d'un côté et Jésus de l'autre. Quelles influences ont eu tes parents sur toi ?
Xavier : Mon père est routier. Ma mère était dentellière. Dans sa jeunesse, dans les années 60, elle aimait la mode, s'habiller au goût du jour. Elle a toujours apprécié que j'aime m'habiller, me coiffer. Le maquillage, c'est moins bien passé... Mon père ne m'a jamais bloqué. Il était parfois un peu réticent à cause du qu'en-dira-t-on. J'ai grandi à Tournai, en Belgique, pas loin de la frontière française, du côté de Lille. C'est une ville très bourgeoise. Pendant des années et des années, comme pour Brian, on s'est foutu de ma gueule. A 10-11 ans, je me faisais traiter de tous les noms. Jusqu'à 14 ans, âge auquel je suis aussi devenu quelqu'un qu'on voulait imiter. Ça s'est retourné. Et maintenant, la revanche est encore plus grande : les gens s'habillent avec mes vêtements.
Quels sont les rock-stars dont vous aimiez l'allure ?
Xavier : Billy Idol. Pour sa grimace. Et je sais la faire (effectivement, il soulève le sourcil et tord la bouche)... A partir de 13 ans, j'ai commencé à le trouver magnifique. Cindy Lauper aussi, pour son look extrême. Toutes les couleurs qu'elle portait. J'aimais bien le personnage.
Brian : J'avais des héros musicaux, mais c'était leur musique qui m'intéressait. Ce n'était pas un truc de look. Mon intérêt pour la mode s'est manifesté à partir du moment où j'ai dû me produire devant un public. Quand j'étais tout petit, on me prenait toujours pour une fille. Et au tout début de Placebo, on me prenait aussi pour une fille. Même quand je ne portais pas encore de maquillage. Je me suis donc dit que ça serait intéressant de jouer avec les idées préconçues qu'ont les gens sur le masculin et le féminin. Et de jouer avec cette androgynie, puisque je ne pouvais manifestement pas y échapper. Ça m'est même arrivé de sortir avec des gens qui, au bout d'une demi-heure de conversation, me prenaient encore pour une fille ! Jouer dans un groupe de rock te donne beaucoup de liberté. En cinq ans de Placebo, nous avons découvert notre identité. C'est instinctif et spontané. Il ne s'agit pas de créer un personnage comme Bowie l'a fait pour Ziggy Stardust. Mais plutôt de légèrement exagérer un aspect réel de notre personnalité sur scène.
L'identité esthétique de Placebo est-elle aussi importante que son identité musicale ?
Brian : Pour être honnête, ça vient après. Il faut faire attention de ne pas tomber dans le piège Milli Vanilli et croire que tout est une question d'image. Les gens se sont focalisés sur l'image de Placebo, en ont plus parlé que la musique, ce qui nous a mis mal à l'aise. Mais c'est vrai qu'on a besoin de rock-stars, de gens plus grands que la vie. C'est l'élément show-biz, pour faire rêver le public.
Une identité esthétique qui pour vous passe beaucoup par le noir.
Brian : C'est ce qui m'a attiré dans les vêtements de Xavier. Je porte beaucoup de noir, ce qui nous a donné une réputation de groupe gothique à nos débuts. Appellation que je conteste et que je trouve assez fainéante. C'est trop facile. Pour nous, le noir c'est la couleur du rock, plus le Velvet Underground que les Sisters Of Mercy.
Xavier : Le noir rend beau. C'est ce qui donne la plus belle dégaine. Je pense au noir comme à une contre-facilité. Etre parfaitement noir, c'est plus dur que d'être parfaitement coloré. Tu peux être complètement déglingué mais si tu veux être parfaitement noir, il faut que ton attitude soit précise et décidée. Tu dois la contrôler beaucoup plus fort. En termes de coupe, tu n'as pas droit à l'erreur. Comme tu n'es pas distrait par la couleur, tu ne fais attention qu'à la base, à ce qui fait vraiment le vêtement. C'est très technique.
Vous jouez tous les deux sur l'ambiguïté des genres : Xavier en créant un pantalon-jupe et des silhouettes fines, presque féminines, Brian en portant des vêtements pour femmes et maquillage. A quel moment s'est affirmé votre goût vestimentaire ?
Xavier : Vers 10 ans peut-être, j'ai commencé à vouloir choisir mes vêtements. Je piquais une écharpe à mon père, un foulard à ma mère. Et rien que ça, ça dérangeait les gens. Parce qu'un petit garçon ne met pas de foulard. Un petit garçon ne peut pas avoir envie d'être beau. C'est toujours le même problème : les gens n'acceptent pas qu'un petit garçon puisse avoir envie d'être le plus beau. Il faut qu'il soit le plus grand et le plus fort.
Brian : A deux pas d'ici vit un ami à moi, Eddie Izzard, un comique anglais que j'ai côtoyé sur le tournage du film Velvet Goldmine. Comme moi, c'est un cross-dresser (personne qui aime porter les vêtements généralement attribués à l'autre sexe). Il y a une différence entre un travesti et un cross-dresser. Un travelo, c'est plutôt un mec qui fait du karaoké le samedi soir. C'est l'image de la drag-queen, très trashy, la barbe qui pousse sous le maquillage. Avec Eddie, nous avons découvert que nous avions les mêmes idées. Nous aimons porter des habits de femmes, pour avoir la même liberté que les femmes ont de porter des vêtements d'hommes. Eddie porte parfois sur scène une barbe, du maquillage et une jupe. C'est ce genre de mélange qui m'intéresse. Nous ne mettons pas de faux nichons pour ressembler à des femmes. Nous essayons de redéfinir ce que c'est de ressembler à un homme ou à une femme dans les années 2000.
Xavier : C'est un jeu sur les conventions. Dans mon travail, ça se fait tout seul. Il n'y a pas de raison que le garçon n'ait pas le droit de mettre la chose la mieux coupée, la mieux adaptée à son corps. De mettre des vêtements qui, par la brillance, vont faire qu'il va être regardé. Il n'y a pas de raison que ce soit réservé aux filles. J'ai commencé très tôt, vers 17 ans, à faire des vêtements pour moi. Mais je n'avais pas directement envie de mettre des vêtements de filles. Je voulais garder ce côté garçon.
Brian : Je pense que j'ai plus une envie de provocation, par rapport à ce que nous représentons en tant que groupe. Cette liberté esthétique, sexuelle, est philosophiquement très importante pour nous. Et le vêtement en constitue l'un des aspects. Qu'est-ce que tu portes chez toi ?
Xavier : Je suis souvent nu quand je suis dans l'intimité (rires)... Sinon je porte mes vêtements. Beaucoup de T-shirts. J'ai beaucoup de mal à faire mes vêtements, ça représente beaucoup d'efforts techniques. Mais après, il y a une facilité : tout est là, je n'ai plus qu'à prendre.
Brian : Chez moi je porte un slip, un short. Très relax. J'imagine que les gens pensent que chez moi, je me trimballe maquillé et en bas résille... Quand une femme sort, elle a le choix d'être maquillée ou pas. Pour moi, c'est pareil. Il faut que ce soit naturel. Quand j'ai commencé à sortir maquillé, vers 17-18 ans, c'était par plaisir. J'aime beaucoup être très masculin un jour, très féminin le lendemain. Quitte à parfois changer dans la même journée. C'est assez schizophrène. Mais je me demande pourquoi c'est aussi dérangeant pour les gens. Pourquoi une bite dans une robe est-ce tellement choquant aujourd'hui ?
Le monde de la nuit, l'excentricité de certains nightclubbers sont-ils aussi une source d'inspiration ?
Xavier : Ma première collection s'appelait Minimal night, maximum strass. C'était en 1995. J'étais officiellement étudiant, mais je n'ai suivi que deux fois deux mois de cours sur deux ans. Je me suis retrouvé happé par la nuit bruxelloise. Et il n'était pas question que je sorte trois fois avec la même tenue. Je voulais une autre allure. Même aujourd'hui, je ne suis pas d'accord avec ce qui se passe dans la rue, avec la façon dont les gens s'habillent. Ça va mieux maintenant, les garçons font un peu plus attention. Il y a une fraîcheur. Ils veulent être nets. Mais ça reste un goût de masse. Les gens ne se détachent pas assez les uns des autres, ils sont pris dans une vraie banalité.
Brian : Je trouve vraiment vulgaire tous ces gens dans la rue qui ressemblent à des publicités ambulantes pour des marques. Tous les Tommy Hilfiger, les Hugo Boss... Le grand logo, là (il touche sa poitrine) pour dire "J'ai assez de fric pour acheter du Gucci ou du Versace." Il y a eu une mode très intéressante à New York, au début des années 90 : "le torque". Des gens volaient des fringues design et se baladaient avec l'étiquette qui portait encore le prix dessus ¬ la preuve que c'était volé. C'était assez subversif. L'antilogo. Au sein de Placebo, on a beaucoup porté du Alexander McQueen. J'ai toujours adoré Agnès b. Je porte sa ligne pour femmes. Quels sont les stylistes que tu admires ?
Xavier : Je suis assez fanatique de Martin Margiela. Parce qu'il a su imposer un style nouveau au début des années 80. Et il n'a jamais fait de concession sur ses collections. Il a créé des vêtements difficiles à porter et à vendre. Et à chaque saison, il va de plus en plus loin dans son esthétique qui, je dois l'avouer, me dépasse un peu maintenant. Pour sa dernière collection, il a fait des pulls comme s'ils avaient été portés par une très grosse femme pendant vingt-cinq ans au moins. C'est un travail incroyable, très technique. Les mailles sont lâchées, brûlées, abîmées. Le pull est rempli de ouatine. Et donc une fille qui fait une taille 36 donne l'impression de faire un 48. Margiela est un artiste plus qu'un styliste. C'est un peu l'inverse de ce que nous disions tout à l'heure sur les garçons, qui ne doivent pas être beaux et donc le deviennent. Lui c'est plutôt "une femme doit être belle, donc elle ne le sera pas".
Le cinéma a-t-il également influencé vos univers esthétiques respectifs ?
Brian : Quand j'étais tout petit, j'aimais beaucoup Dustin Hoffman, parce qu'il était tout petit lui aussi (rires)... J'ai été beaucoup inspiré par les films de Jim Jarmusch et de David Lynch. La Haine de Kassovitz est un film que j'adore, parce qu'il m'a fait découvrir une autre vision de Paris et m'a presque physiquement fait ressentir cette haine. C'est arrivé près de chez vous est par ailleurs, pour moi, l'un des films les plus sublimes du monde. Film assez hardcore, très pervers et très intelligent, parce qu'il fait rire de choses qui ne devraient pas faire rire. Il remet en cause tous les mécanismes du politiquement correct, en te faisant rire de choses atroces.
Xavier : Je suis un grand amateur de Fassbinder, pour ses extrêmes élégances qui ne cachaient que de la cruauté. Il montre à quel point on peut être cruel, mais en costume blanc. Un peu comme dans Funny game de Haneke, avec ces jeunes garçons très propres sur eux, tout en blanc. Terribles, mais tous en polo Lacoste.
Brian : Quels sont les autres groupes que tu aimes ?
Xavier : Je n'écoute pas beaucoup de choses chez moi. Je suis assez radio. Mais la musique a une importance primordiale dans mes défilés. J'ai utilisé les Smiths. L'hiver dernier, c'était Visage avec Fade to grey, pas tant parce que je l'ai beaucoup aimé, mais surtout pour les paroles, cette description d'un homme seul avec sa valise, les yeux dans le vague, qui prend le train, l'air perdu. Un vêtement ne va pas sans style musical. C'est ça aussi le costume noir : quand tu le vois sur scène, il perd son côté classique et peut attraper un côté déglingué. Dans le monde du rock, de par ton allure, de par ce que tu chantes, tu peux tout détourner.
Jade Lindgaard, Les Inrockuptibles n°268, 05 décembre 2000.
Le rock ne va alors pas sans la mode. Bien plus qu'une simple question d'image et de look : un style nourri d'illicite et d'une marginalité fantasmée. Trente ans plus tard, la mode ne va plus sans le rock. Pas un défilé sans son érudit habillage sonore, concocté par les stars de ce nouveau genre, de Michel Gober à Frédéric Sanchez. Pas étonnant dans ce contexte que Brian Molko, petite frappe glamour de Placebo, ait voulu rencontrer le styliste Xavier Delcour, figure ascendante de la scène belge. Les deux hommes se sont croisés trop brièvement quelques mois plus tôt, au sortir d'un concert bruxellois du groupe.
C'est en parsemant ses collections pour homme de jets de strass que le jeune Delcour, 29 ans, se fait remarquer il y a cinq ans des officiels de la mode. Un gimmick punk chic, vite copié par ses petits camarades, qui salivent devant l'élégance destroy du jeune prodige. Imprimés à la Pollock (vêtements tachés de drippings), coutures apparentes dégoulinantes de fils, gants de cuir aux doigts coupés : ses collections font mouche et emballent Brian Molko.
C'est dans la cour de son pub londonien préféré que le frêle chanteur, en T-shirt Vivienne Westwood et enfoui sous un ample bonnet noir, retrouve le styliste, la démarche acérée par ses chaussures pointues. Deux heures (ou presque) plus tard, les deux hommes en noir n'ont pas sacrifié à la causerie chiffons, préférant s'interroger sur la couleur du rock et le sexe des fringues, le puritanisme vestimentaire et l'élégante cruauté de Fassbinder.
*
Brian Molko : Avant la saison des festivals, je voulais me faire tatouer au henné et me faire épiler tout le corps : les jambes, les bras, pour que je puisse porter des jupes et faire l'homme-femme de façon plus extrême. Je voulais aussi me faire tatouer une marque sur la nuque, comme une réminiscence de la guillotine et je voulais y écrire : "place axe here" ("trancher ici"). Finalement, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai beaucoup porté, et je porte toujours, comme aujourd'hui, ce T-shirt dessiné par Xavier, avec cette phrase écrite sur l'encolure : "Cut here". Des mots tout à fait à propos quand on sait que je provoque des réactions assez extrêmes chez les gens, particulièrement auprès des journalistes anglais. Beaucoup aimeraient me couper la tête...
Xavier Delcour : Il y a eu une génération inspirée par l'art, comme Yves Saint Laurent. Ceux inspirés par la rue, comme Vivienne Westwood et Jean-Paul Gaultier. Et moi, j'appartiens à la première génération de stylistes inspirés du rock. On a tous plus ou moins le même âge. J'ai 29 ans, j'ai grandi en écoutant les Smiths. Ce sont des ambiances qui m'ont marqué très jeune. Ce qui est intéressant dans l'univers rock, c'est le fait que tout est permis. Il n'y a pas de problème de gay ou pas gay, de trop maniéré ou pas assez, de trop noir ou pas... Il y a une sublimation de tout ça. C'est le mystère et le fantasme. C'est très envoûtant de regarder les gens sur scène. Brian bouge très bien, d'ailleurs. Dans le rock, comme dans mes vêtements, il n'y a pas de retenue, pas de convention. Toute la liberté est là. La liberté de donner une image forte, parce que pendant un défilé, comme pendant un concert, ça passe. Alors que dans la rue, ça ne passerait pas.
Vous avez tous les deux grandi dans une petite ville francophone peu ouverte à l'excentricité, Brian au Luxembourg, Xavier en Belgique. Quand vous étiez plus jeunes, avez-vous souffert du regard que portaient les autres sur votre façon de vous habiller ?
Brian : A l'école, j'expérimentais beaucoup. C'était un peu l'inverse d'aujourd'hui : je portais des vêtements beaucoup trop grands pour moi. Des trucs extrêmement laids, très fluo, avec beaucoup de couleurs. On se foutait de ma gueule. Je prenais des risques, dans un environnement très conservateur, très américain. Tout le monde portait du sportswear et des jeans. Mais vers 15 ans, j'ai été élu "personne la mieux habillée de l'école" ! Un paradoxe qui m'a fait comprendre la dualité d'émotions que je provoque chez les gens. Je suis devenu ce que mes parents ne voulaient surtout pas que je devienne. Et ça me fait sourire. Mon père travaillait dans la finance, ma mère était très religieuse. Elle avait voulu être danseuse de ballet dans sa jeunesse. Mais elle venait d'une famille écossaise très pauvre, très catholique. Petite dernière de neuf enfants, elle n'a jamais eu les moyens d'aller à l'école de danse. Je pense que je tiens mon côté artistique d'elle, combiné à l'ambition que m'a transmise mon père. J'étais donc tiraillé entre le fric d'un côté et Jésus de l'autre. Quelles influences ont eu tes parents sur toi ?
Xavier : Mon père est routier. Ma mère était dentellière. Dans sa jeunesse, dans les années 60, elle aimait la mode, s'habiller au goût du jour. Elle a toujours apprécié que j'aime m'habiller, me coiffer. Le maquillage, c'est moins bien passé... Mon père ne m'a jamais bloqué. Il était parfois un peu réticent à cause du qu'en-dira-t-on. J'ai grandi à Tournai, en Belgique, pas loin de la frontière française, du côté de Lille. C'est une ville très bourgeoise. Pendant des années et des années, comme pour Brian, on s'est foutu de ma gueule. A 10-11 ans, je me faisais traiter de tous les noms. Jusqu'à 14 ans, âge auquel je suis aussi devenu quelqu'un qu'on voulait imiter. Ça s'est retourné. Et maintenant, la revanche est encore plus grande : les gens s'habillent avec mes vêtements.
Quels sont les rock-stars dont vous aimiez l'allure ?
Xavier : Billy Idol. Pour sa grimace. Et je sais la faire (effectivement, il soulève le sourcil et tord la bouche)... A partir de 13 ans, j'ai commencé à le trouver magnifique. Cindy Lauper aussi, pour son look extrême. Toutes les couleurs qu'elle portait. J'aimais bien le personnage.
Brian : J'avais des héros musicaux, mais c'était leur musique qui m'intéressait. Ce n'était pas un truc de look. Mon intérêt pour la mode s'est manifesté à partir du moment où j'ai dû me produire devant un public. Quand j'étais tout petit, on me prenait toujours pour une fille. Et au tout début de Placebo, on me prenait aussi pour une fille. Même quand je ne portais pas encore de maquillage. Je me suis donc dit que ça serait intéressant de jouer avec les idées préconçues qu'ont les gens sur le masculin et le féminin. Et de jouer avec cette androgynie, puisque je ne pouvais manifestement pas y échapper. Ça m'est même arrivé de sortir avec des gens qui, au bout d'une demi-heure de conversation, me prenaient encore pour une fille ! Jouer dans un groupe de rock te donne beaucoup de liberté. En cinq ans de Placebo, nous avons découvert notre identité. C'est instinctif et spontané. Il ne s'agit pas de créer un personnage comme Bowie l'a fait pour Ziggy Stardust. Mais plutôt de légèrement exagérer un aspect réel de notre personnalité sur scène.
L'identité esthétique de Placebo est-elle aussi importante que son identité musicale ?
Brian : Pour être honnête, ça vient après. Il faut faire attention de ne pas tomber dans le piège Milli Vanilli et croire que tout est une question d'image. Les gens se sont focalisés sur l'image de Placebo, en ont plus parlé que la musique, ce qui nous a mis mal à l'aise. Mais c'est vrai qu'on a besoin de rock-stars, de gens plus grands que la vie. C'est l'élément show-biz, pour faire rêver le public.
Une identité esthétique qui pour vous passe beaucoup par le noir.
Brian : C'est ce qui m'a attiré dans les vêtements de Xavier. Je porte beaucoup de noir, ce qui nous a donné une réputation de groupe gothique à nos débuts. Appellation que je conteste et que je trouve assez fainéante. C'est trop facile. Pour nous, le noir c'est la couleur du rock, plus le Velvet Underground que les Sisters Of Mercy.
Xavier : Le noir rend beau. C'est ce qui donne la plus belle dégaine. Je pense au noir comme à une contre-facilité. Etre parfaitement noir, c'est plus dur que d'être parfaitement coloré. Tu peux être complètement déglingué mais si tu veux être parfaitement noir, il faut que ton attitude soit précise et décidée. Tu dois la contrôler beaucoup plus fort. En termes de coupe, tu n'as pas droit à l'erreur. Comme tu n'es pas distrait par la couleur, tu ne fais attention qu'à la base, à ce qui fait vraiment le vêtement. C'est très technique.
Vous jouez tous les deux sur l'ambiguïté des genres : Xavier en créant un pantalon-jupe et des silhouettes fines, presque féminines, Brian en portant des vêtements pour femmes et maquillage. A quel moment s'est affirmé votre goût vestimentaire ?
Xavier : Vers 10 ans peut-être, j'ai commencé à vouloir choisir mes vêtements. Je piquais une écharpe à mon père, un foulard à ma mère. Et rien que ça, ça dérangeait les gens. Parce qu'un petit garçon ne met pas de foulard. Un petit garçon ne peut pas avoir envie d'être beau. C'est toujours le même problème : les gens n'acceptent pas qu'un petit garçon puisse avoir envie d'être le plus beau. Il faut qu'il soit le plus grand et le plus fort.
Brian : A deux pas d'ici vit un ami à moi, Eddie Izzard, un comique anglais que j'ai côtoyé sur le tournage du film Velvet Goldmine. Comme moi, c'est un cross-dresser (personne qui aime porter les vêtements généralement attribués à l'autre sexe). Il y a une différence entre un travesti et un cross-dresser. Un travelo, c'est plutôt un mec qui fait du karaoké le samedi soir. C'est l'image de la drag-queen, très trashy, la barbe qui pousse sous le maquillage. Avec Eddie, nous avons découvert que nous avions les mêmes idées. Nous aimons porter des habits de femmes, pour avoir la même liberté que les femmes ont de porter des vêtements d'hommes. Eddie porte parfois sur scène une barbe, du maquillage et une jupe. C'est ce genre de mélange qui m'intéresse. Nous ne mettons pas de faux nichons pour ressembler à des femmes. Nous essayons de redéfinir ce que c'est de ressembler à un homme ou à une femme dans les années 2000.
Xavier : C'est un jeu sur les conventions. Dans mon travail, ça se fait tout seul. Il n'y a pas de raison que le garçon n'ait pas le droit de mettre la chose la mieux coupée, la mieux adaptée à son corps. De mettre des vêtements qui, par la brillance, vont faire qu'il va être regardé. Il n'y a pas de raison que ce soit réservé aux filles. J'ai commencé très tôt, vers 17 ans, à faire des vêtements pour moi. Mais je n'avais pas directement envie de mettre des vêtements de filles. Je voulais garder ce côté garçon.
Brian : Je pense que j'ai plus une envie de provocation, par rapport à ce que nous représentons en tant que groupe. Cette liberté esthétique, sexuelle, est philosophiquement très importante pour nous. Et le vêtement en constitue l'un des aspects. Qu'est-ce que tu portes chez toi ?
Xavier : Je suis souvent nu quand je suis dans l'intimité (rires)... Sinon je porte mes vêtements. Beaucoup de T-shirts. J'ai beaucoup de mal à faire mes vêtements, ça représente beaucoup d'efforts techniques. Mais après, il y a une facilité : tout est là, je n'ai plus qu'à prendre.
Brian : Chez moi je porte un slip, un short. Très relax. J'imagine que les gens pensent que chez moi, je me trimballe maquillé et en bas résille... Quand une femme sort, elle a le choix d'être maquillée ou pas. Pour moi, c'est pareil. Il faut que ce soit naturel. Quand j'ai commencé à sortir maquillé, vers 17-18 ans, c'était par plaisir. J'aime beaucoup être très masculin un jour, très féminin le lendemain. Quitte à parfois changer dans la même journée. C'est assez schizophrène. Mais je me demande pourquoi c'est aussi dérangeant pour les gens. Pourquoi une bite dans une robe est-ce tellement choquant aujourd'hui ?
Le monde de la nuit, l'excentricité de certains nightclubbers sont-ils aussi une source d'inspiration ?
Xavier : Ma première collection s'appelait Minimal night, maximum strass. C'était en 1995. J'étais officiellement étudiant, mais je n'ai suivi que deux fois deux mois de cours sur deux ans. Je me suis retrouvé happé par la nuit bruxelloise. Et il n'était pas question que je sorte trois fois avec la même tenue. Je voulais une autre allure. Même aujourd'hui, je ne suis pas d'accord avec ce qui se passe dans la rue, avec la façon dont les gens s'habillent. Ça va mieux maintenant, les garçons font un peu plus attention. Il y a une fraîcheur. Ils veulent être nets. Mais ça reste un goût de masse. Les gens ne se détachent pas assez les uns des autres, ils sont pris dans une vraie banalité.
Brian : Je trouve vraiment vulgaire tous ces gens dans la rue qui ressemblent à des publicités ambulantes pour des marques. Tous les Tommy Hilfiger, les Hugo Boss... Le grand logo, là (il touche sa poitrine) pour dire "J'ai assez de fric pour acheter du Gucci ou du Versace." Il y a eu une mode très intéressante à New York, au début des années 90 : "le torque". Des gens volaient des fringues design et se baladaient avec l'étiquette qui portait encore le prix dessus ¬ la preuve que c'était volé. C'était assez subversif. L'antilogo. Au sein de Placebo, on a beaucoup porté du Alexander McQueen. J'ai toujours adoré Agnès b. Je porte sa ligne pour femmes. Quels sont les stylistes que tu admires ?
Xavier : Je suis assez fanatique de Martin Margiela. Parce qu'il a su imposer un style nouveau au début des années 80. Et il n'a jamais fait de concession sur ses collections. Il a créé des vêtements difficiles à porter et à vendre. Et à chaque saison, il va de plus en plus loin dans son esthétique qui, je dois l'avouer, me dépasse un peu maintenant. Pour sa dernière collection, il a fait des pulls comme s'ils avaient été portés par une très grosse femme pendant vingt-cinq ans au moins. C'est un travail incroyable, très technique. Les mailles sont lâchées, brûlées, abîmées. Le pull est rempli de ouatine. Et donc une fille qui fait une taille 36 donne l'impression de faire un 48. Margiela est un artiste plus qu'un styliste. C'est un peu l'inverse de ce que nous disions tout à l'heure sur les garçons, qui ne doivent pas être beaux et donc le deviennent. Lui c'est plutôt "une femme doit être belle, donc elle ne le sera pas".
Le cinéma a-t-il également influencé vos univers esthétiques respectifs ?
Brian : Quand j'étais tout petit, j'aimais beaucoup Dustin Hoffman, parce qu'il était tout petit lui aussi (rires)... J'ai été beaucoup inspiré par les films de Jim Jarmusch et de David Lynch. La Haine de Kassovitz est un film que j'adore, parce qu'il m'a fait découvrir une autre vision de Paris et m'a presque physiquement fait ressentir cette haine. C'est arrivé près de chez vous est par ailleurs, pour moi, l'un des films les plus sublimes du monde. Film assez hardcore, très pervers et très intelligent, parce qu'il fait rire de choses qui ne devraient pas faire rire. Il remet en cause tous les mécanismes du politiquement correct, en te faisant rire de choses atroces.
Xavier : Je suis un grand amateur de Fassbinder, pour ses extrêmes élégances qui ne cachaient que de la cruauté. Il montre à quel point on peut être cruel, mais en costume blanc. Un peu comme dans Funny game de Haneke, avec ces jeunes garçons très propres sur eux, tout en blanc. Terribles, mais tous en polo Lacoste.
Brian : Quels sont les autres groupes que tu aimes ?
Xavier : Je n'écoute pas beaucoup de choses chez moi. Je suis assez radio. Mais la musique a une importance primordiale dans mes défilés. J'ai utilisé les Smiths. L'hiver dernier, c'était Visage avec Fade to grey, pas tant parce que je l'ai beaucoup aimé, mais surtout pour les paroles, cette description d'un homme seul avec sa valise, les yeux dans le vague, qui prend le train, l'air perdu. Un vêtement ne va pas sans style musical. C'est ça aussi le costume noir : quand tu le vois sur scène, il perd son côté classique et peut attraper un côté déglingué. Dans le monde du rock, de par ton allure, de par ce que tu chantes, tu peux tout détourner.
Jade Lindgaard, Les Inrockuptibles n°268, 05 décembre 2000.