Private Brian

Ce soir, je vais croiser la route de Brian Molko, leader charismatique de Placebo pour un entretien. Ma position de petit lecteur sympathique doit justement me permettre de poser les questions qu'un "vrai" journaliste ne pourrait pas se permettre : elles seront excusées par la fraîcheur et la naïveté de mes 21 ans. Chouette : je vais donc pouvoir demander clairement à Brian ses orientations, ses préférences, et essayer de voir qui il est vraiment, derrière l'image que les médias relaient, et qui n'est que l'image qu'il veut bien renvoyer. Qui est Brian Molko ? Pour répondre à cette question, on a cru bon de ne pas s'embarrasser, le temps de cette interview, du bassiste Stefan Oldsdal et du batteur Steve Hewitt. Mis devant le fait accompli, Brian Molko accepte le jeu à contre-coeur. "Tu comprends, Placebo, maintenant, c'est un gang" est la première phrase qu'il prononce. Une phrase qui revient comme un leitmotiv douteux dans tous les entretiens accordés par le groupe depuis la sortie de son dernier album, Without you I'm nothing.

Devant ses acolytes, Brian Molko semble passer son temps à paraître désolé de son statut de star - il fait pourtant tout pour l'entretenir, en allant toujours plus loin dans l'ambiguïté et la confusion. Il n'y a qu'à jeter un œil sur les textes de Without you I'm nothing pour mesurer à quel point il y a chez lui une volonté de paraître confus et insaisissable - sa défense à lui : le rideau de fumée. Car Placebo est avant tout cela : une pensée de l'insaisissable, plus que ces prétendues allégories du cul ou cet hédonisme maladif mal assumés. Dans ses textes, les variations de point de vue, les changements de sexe de l'interlocuteur, les différences extrêmes caractérisant les différents personnages (du sentimental irrécupérable, hanté par la séparation, de la chanson Without you I'm nothing au salaud misogyne de Scared of girls) ne font que refléter les méandres de la pensée de Brian Molko. Une pensée de l'ambiguïté - ou plutôt de l'image de l'ambiguïté.

Ce soir, Brian sera fidèle à son image : carré sur les questions anodines, il esquivera les questions intimes, tout en dénonçant les pressions incessantes du business, ce boulet doré qui l'empêcherait d'avoir une réelle vie intime. "L'environnement d'un groupe de rock est trop touffu : il y a trop d'intermédiaires entre toi et ta musique, et c'est ça qui est stressant. J'ai appris à accepter ces pressions incessantes, mais c'est quand même très asphyxiant de ne pas avoir de vie privée, pire, de ne pas avoir de relations profondes. C'est de là que vient notre mentalité de gang : nous voulons nous protéger les uns les autres du reste du monde."

La vie intime de Brian se résumerait-elle donc à cet affreux cliché rock'n'roll, à ces relations épisodiques avec des fans transi(e)s après les concerts ? Le rock a-t-il modifié sa perception des relations sentimentales ? Est-il le grand sentimental ou le gros salaud de ses chansons ? A-t-il eu des relations durables ces dernières années ? En a-t-il peur aujourd'hui ? Autant de questions dont nous comprenons qu'elles resteront sans réponse. On ne lèvera pas le voile sur le mystère de Placebo, qui est aussi son carburant autant que son fonds de commerce, et c'est peut-être tant mieux. Même si on le surprendra en train de minauder, juste avant l'interview, devant une fan anglaise, la sexualité de Brian Molko est donc le sujet à éviter : cependant, celui-ci accepte de bon gré d'évoquer sa jeunesse, de tenter de rassembler quelques souvenirs diffus. "Ma mémoire ne remonte pas plus loin qu'au Luxembourg. Avant, j'ai été au Liberia, au Liban, puis je me suis retrouvé au Luxembourg... C'est l'endroit où Stef et moi sommes devenus proches : nous nous enfermions dans nos chambres pour apprendre à jouer. C'était une façon de créer notre propre monde, car il n'y avait rien d'autre à faire. C'était aussi un moyen d'échapper à la vie de teenager, à l'extérieur."

Placebo serait donc avant tout cela : la réunion de trois individus qui ont refusé les conventions sociales et l'âge adulte pour s'enfermer dans un monde, dans une image qui leur collent à la peau. Un monde que Brian a patiemment, savamment conçu. "J'ai toujours été opiniâtre. Même avant Placebo : je voulais être acteur et j'étais très déterminé pour y parvenir, j'avais décidé de prendre un maximum de cours. Mais j'ai grandi et mes centres d'intérêt ont évolué. Une fois que j'ai commencé à jouer du rock, j'ai décidé de m'y investir à fond." Le carburant de Brian Molko est clairement la recherche de la renommée, la victoire sur un soi-même pas forcément très glorieux, pas nécessairement très présentable, très fréquentable. D'où l'idée de créer ce monde confus et dérangeant, dans une époque marquée, d'un côté, par un puritanisme envahissant et, de l'autre, par l'avènement de ce que Baudrillard appelle "l'obscène". Placebo est dans cet entre-deux, du mystère, du secret qui font la séduction du groupe. Dès lors, peut-être sommes-nous "obscènes" en voulant démystifier l'une des rares énigmes du rock de cette fin de siècle, l'un des rares groupes à institutionnaliser sa confusion comme reflet de la confusion de ce monde. "Seul le rock autorise cette confusion, cette ambiguïté. Un acteur se met dans la peau de son personnage, mais ne peut pas "s'exagérer" lui-même, alors que le rock le permet."

Très lucide sur son métier autant que sur son personnage, Brian ne laisse donc jamais tomber le masque - on n'a pas étudié Bowie pour rien - et interdit de chapitre ces petits échecs et ces grandes blessures qui rendent plus grand. Définitivement en accord complet avec son image publique, Brian ne se laissera pas aller à être lui-même, à tel point que l'on peut se demander si le tout jeune adulte à peine maquillé qui se tient devant nous existe vraiment. En tout cas, Placebo, le groupe, la bête de scène, existe vraiment, lui. En sautant des frustrations sexuelles de l'adolescent aux dépressions adultes, son écriture a connu l'une des maturations les plus intenses et spectaculaires de la récente histoire du rock. En deux ans, la métamorphose du groupe sur scène est tout aussi sidérante : huilé et carré, le concert est d'abord axé sur la recherche de l'efficacité (Scared of girls, Brick shithouse, Allergic, You don't care about us, 36 degrees enchaînés en un souffle, en un éclair), avant de caresser le public dans le sens du fiel (Lady of the flowers, Without you I'm nothing, My sweet prince), pour mieux l'endormir. Nancy boy clôt inévitablement le set en triomphe sans péril, face à un Bataclan exhalant plutôt les mauvaises odeurs du tabac et des aisselles que celles du soufre et du foutre. Le rappel permet de conclure en exhibant les deux facettes du groupe : la tendresse - avec les aveux sincères de Teenage angst (version dépouillée au piano) - puis le psychédélisme noisy et tortueux d'Evil Dildo, où Brian Molko, sous la haute influence de SAS Thurston Moore, se permettra un plongeon rapide dans la foule. Suivra alors la destruction totale de la basse de Stefan (qui avait essayé tout le long du concert de lui ravir la vedette, avec sa longue robe noire et son dos nu impressionnant).

Visiblement, Placebo est désormais aussi virtuose de son son que de son image : le groupe sait définitivement habiller ces mots crus et confus, et les draper dans des mélodies jamais évidentes, qui gagnent pourtant toujours la mémoire vive - celle où l'on entasse les refrains dans son petit juke-box interne - à la loyale, aux poings, sans effets de manche, sans se prostituer. Cependant, au moment de quitter le Bataclan, vaguement déçu de n'avoir rencontré que le personnage Brian Molko, une dernière question s'impose soudain : toute cette confusion et toute cette ambiguïté ne sont-elles pas trop apparentes, trop jouées, trop signifiées, au point d'être elles-mêmes "obscènes"?

Jérôme Rosso, Les Inrockuptibles n°202, 30 décembre 1998.


Private Brian
Type
Article de presse
Date de parution
Non communiquée
Source
Les Inrocks
Mise en ligne
15 juin 2008
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