Androgyne Tonique, par JD Beauvallet
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- Quel a été ton premier contact actif avec la musique ?
BM : J'ai commencé à jouer de la guitare à l'âge de 16 ans. J'avais bien eu des leçons de piano quand j'étais tout petit - le genre de corvée que tu remets sans cesse au lendemain, pendant que ta mère te court après, te casse les couilles avec. Il ya eu aussi un peu de saxo à l'école, mais c'était de la musique de merde, des trucs de fanfare, ça n'a pas duré longtemps non plus. J'ai toujours eu une problème avec la discipline que les autres m'imposaient, avec les obligations qu'on m'édictait. Au moins, quand je me suis retrouvé seul avec ma guitare, je n'avais pour enseignant que moi-même. C'est vraisemblablement la raison pour laquelle je me suis autant mis au boulot de ce côté-là. Cet apprentissage solitaire sans prof, a sûrement été une chance. Quand on n'apprend pas à jouer dans un certain style ou dans l'imitation d'un autre, on passe ensuite moins de temps à se dégager de toutes les influences. Aussi mauvais à la guitare que je puisse être, je considère que mes lacunes, voire mes inaptitudes, provoquent au bout du compte quelque chose de spécial. Je ne suis même pas sûr de connaître exactement le nom des cordes de ma guitare… Peu importe que je ne sois pas dans l'exactitude ou l'orthodoxie. Les accords incorrects que je joue sonnent étrangement et bien.
- Tu as vite été satisfait de ton travail ?
BM : Non, ça a pris beaucoup de temps. A peu près cinq années sont passées avant d'atteindre ce point où, à mon sens, ce que je jouais méritais d'être écouté par d'autres. Et j'ai pu être vraiment très mauvais pendant un moment… Pendant longtemps, tout ce que je faisais me semblait anodin, dispensable. Ca a changé quand la musique, progressivement, a cessé de ressembler à un tour de force, une activité surhumaine, quand j'ai enfin pu m'approprier ce que je faisais, sans complexe, sans hésitation, quand l'énergie qui en découlait me nourrissait instantanément. Je me souviens qu'au collège j'avais réalisé un petit film de 10 minutes. J'avais construit ça laborieusement, bout par bout, pendant des mois, pour au bout du compte 10 pauvres minutes de satisfaction… Avec la musique, j'ai découvert autre chose, une immédiateté, une intensité inégalées. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai décidé de brûler tous les ponts derrière moi et de me jeter à corps perdu là-dedans, jusqu'au cou. Rien que pour cette instantanéité.
- Ca a été un soulagement pour toi de débarquer à Londres ?
BM : Oh ! Oui… Je ne voulais pas rester dans un endroit où je me sentais aussi piégé. J'avais besoin d'une grande ville. Là, je reviens à peine de New York : j'ai adoré cette ville, c'est pour moi, et plus que Londres encore, le premier endroit où je souhaiterais vivre. Aujourd'hui, je ne veux plus passer mon temps hors des grandes villes. Je ne me vois même pas habiter dans un quartier tranquille. Il faut du bruit autour de moi. Des gens au-dehors. Je veux sentir la vie qui respire derrière les fenêtres. Quand j'étais enfant, nous habitions dans un petit village tellement calme… Le pays où j'ai grandi était exigu, il y avait si peu à faire… Tout le monde, là-bas, était tranquillement riche. Tout ce qui était culturel était passablement ennuyeux. La vie était incroyablement lente. Et ça je ne le supporte pas. Je veux vivre dans un endroit où les possibilités sont nombreuses, et non pas réduites à une u deux, voire zéro.
- Tes expériences théâtrales ont-elles influencé ton écriture ? Expliquant-elles ton souci de spontanéité dans ce domaine ?
BM : Je ne crois pas. Quand j'ai commencé à écrire des paroles, je voulais vraiment me placer dans une position de grande vulnérabilité. J'avais entendu à cette époque le premier album de PJ Harvey, ça a changé beaucoup de choses. Je voulais créer une musique aussi personnelle et troublée que celle-là, je me sentais tellement proche de cette démarche.
- L'écriture auparavant n'était pas quelque chose de naturel ?
BM : J'écrivais des petites choses. Je me souviens d'un poème, quand j'avais 15 ans, publié dans un magazine des écoles internationales d'Europe _ Stefan et moi étions dans une école américaine. C'était un poème totalement antireligieux, où je disais en gros à Dieu d'aller se faire foutre. Mais c'était joliment tourné, si bien que personne n'a vraiment capté le message. L'écriture se limitait à des petits travaux comme ça, ou à des scénarios. Jusqu'au jour où j'ai finalement tout quitté pour monter un punk-band.
- Pourquoi cette obsession du punk-band ?
BM : Avant que Robert ne rejoigne le groupe, Stefan et moi nous sommes retrouvés devant notre 4-pistes, avec des claviers et des intruments-jouets. Nous écrivions des morceaux très bizarres, très différents. Mais nous, nous rêvions de trouver un batteur et de jouer avec des guitares distordues. La motivation première de la création de Placebo me se résumait à ça. Nous voulions faire ce que tout gamin veut faire. Ce n'est pas que je sois fasciné par la sainte Trinité du punk. Le côté écervelé et bêtement défoncé du punk d'origine m'a toujours ennuyé. C'est devenu beaucoup plus intéressant par la suite. Je préfère largement les groupes post-punk comme The Fall ou Joy Division, ou quelqu'un comme Patti Smith. Le vrai premier groupe que j'ai aimé, ce sont les Dead Kennedys. C'était pour moi une voie parfaite où canaliser mes angoisses d'adolescent. Un très bon groupe, anti-tout, opposé à toute forme d'establishment, pas aussi ridiculement politisé que peut l'être Rage Against The Machines… Quand je dis que nous voulions monter un punk-band, c'était vraiment pour une question d'énergie, de libération. Nous voulions sentir sur nous le déferlement des décibels, la charge de la distorsion… Auparavant, ce que nous faisions était surtout constitué d'instrumentaux bizarres, de plages plutôt calmes.
- Le traditionnel trio guitare-basse-batterie, c'est une contrainte intéressante ?
BM : Quand nous avons décidé de créer Placebo, il nous a paru primordial de respecter cette structure triangulaire, de telle sorte qu'aucun instrument, voix comprise, n'essaie de dominer les autres : chaque idée peut vraiment venir de n'importe quel instrument, de n'importe lequel d'entre nous. Deux guitares incitent souvent à la facilité, restreignent tout souci d'invention. Dans un trio comme celui-là, chacun porte un poids important, est ramené et à l'essence même de son instrument et doit nécessairement se poser des questions. Nous essayons constamment de trouver des solutions pour que notre son soit plus ample. Au début, notre seule ambition était de devenir une espèce de groupe punk minimaliste, acéré, tranchant et sec, seulement armé de trois instruments. En studio, le travail est devenu plus minutieux, plus délicat que prévu. Et ce que nous faisons sur scène enrichit encore notre objectif de départ. Tout en jouant de la basse, Stefan, par exemple, a une pédale qui permet de faire fonctionner un sampler. Nous avons samplé la majorité des sons de l'album - parties de synthé, piano-jouet, sons de voiture. Nous ne rechignons donc pas à étoffer notre musique, au contraire. Tout notre travail consiste même à améliorer la texture de notre musique. Du moment que ça ne touche pas à l'intégrité du triangle. Il y a sûrement une part de foi aveugle là-dedans, mais ça ne me dérange pas d'aller jusqu'au bout. C'est parfois difficile. Récemment, nous avons dû nous séparer de Robert. Ca a été une page assez douloureuse à tourner, je ne peux pas trop en parler. Les blessures sont encore fraîches, mais aujourd'hui nous sommes de nouveaux plus créatifs que jamais.
- Est-ce que tu estimes avoir changé en quelques mois ?
BM : Je me sens plus imaginatif, libre d'aller souvent dans les directions vraiment plus étranges. Avec les concerts, la tournée, la vie à pas mal changé… La tension qui règne dans ces moments-là, l'enjeu de la situation te conduisent à prendre beaucoup sur toi. Je me suis senti de bien faire mon boulot, trop de choses étaient en jeu. Et ça, c'est assez surprenant, perturbant même. Ces jours-ci, je me trouve un petit peu trop responsable, un petit peu trop mûr à mon goût. Non pas que ce soit un danger mais...J'en arrive à faire passer mon sens des responsabilités avant mon envie de passer du bon temps, de faire le fou. Et ça frustre forcément une part de moi-même. Enfin, ce n'est pas un énorme combat intérieur.
- Tu as le sentiment de te retenir d'avantage qu'avant ?
BM : Au quotidien, je suis moins dans l'excès qu'auparavant. Forcément, quand on a un concert à assurer… Ca a déjà commencé au moment de l'enregistrement de l'album. Aux moments les plus cruciaux, il m'est arrivé de m'amener avec une gueule de bois gigantesque. J'ai senti que ça pouvait virer mauvais et j'ai décidé d'arrêter les frais. Je m'engueulais intérieurement, je me disais que je n'avais pas le droit de faire ça. Des sermons de ce genre… Voilà quelque chose que je n'avais pas prévu. On se prend toujours pour un surhomme : on s'imagine qu'on pourra toujours tout faire, tout supporter, tout le temps.
- Tu parlais tout à l'heure de perte d'innocence. Développerais-tu une forme de nostalgie ?
BM : Il y a quelque chose de particulier avec cette histoire d'enfance et d'innocence… Parce que cette période de ma vie a plutôt été horrible. Il y avait tellement de prises de tête… Et en même temps, c'est une époque où l'on est tellement chargé d'espoir, d'énergie, de désir, et d'amour que l'on voudrait donner. Au fur et à mesure que la réalité, que le quotidien te ronge comme un lichen, qu'ils imprègnent le moindre de tes os, le plus profond de ta chair, toutes ces qualités humaines ont tendance à être remplacées par un sentiment de fatigue, par l'apathie ou le cynisme. L'une des façons d'éviter cet affadissement était de jouer dans un groupe. Rester un enfant, garder une part de fraîcheur et d'insolence. Alors la nostalgie opère d'une certaine façon. Il n'est pas facile d'avancer, de passer les étapes sans laisser des plumes. Quand tu es adolescent, tu souhaites sortir le plus vite possible de ce corps étrange, changeant. Et puis tu découvres l'âge adulte, et là encore, tu n'aspires qu'à une chose : décoller de nouveau, redevenir un autre. Ca ne m'est pas souvent arrivé ces derniers temps, mais j'ai longtemps été poursuivi par un rêve à ce propos. Je rêvais que je devais refaire ma dernière année de collège, alors que j'en étais pourtant sorti depuis longtemps. Je retournais donc à l'école - en m'apercevant la plupart du temps que j'avais oublié de mettre mes chaussures, ce genre de choses - et je passais toute la journée à insulter la moindre personne que je croisais…
- As-tu peur de devenir adulte ?
BM : Probablement un peu peur… Même beaucoup, peut-être. J'ai toujours eu des problèmes à assumer certaines responsabilités. Quand tu exiges très tôt un certain style de vie, ça rend les relations difficiles. Toutes ces choses que tu es censé construire quand tu as atteint une certaine maturité, quand tu deviens adulte - un métier et une relation stables, un foyer -, toutes ces choses sont impossibles dans le cadre de vie que je me suis fixé pour l'instant. Et ça, ça risque d'être le cas pour un petit moment encore. Je ne sais pas si tout ça n'est que le prolongement d'une incapacité à grandir plus profonde, plus personnelle encore… En même temps, mon activité actuelle m'inciterait plutôt à prendre ma vie en main. Il y a sûrement un mélange d'immaturité et de maturité en moi. Ca tiraille. Je suppose que plus je serai ou plus j'aurai à être responsable, plus je risque de réagir en me comportant comme un irresponsable.
- Comment réagis-tu lorsqu'on te qualifie de chanteur "charismatique" ?
BM : Je suis plutôt flatté. Ca signifie que je suis un chanteur émotionnel, un performer sensible. C'est ce que j'ai toujours voulu être. Tout cet engagement dans la musique est aussi lié à ça, au besoin de dire quelque chose sur le plan émotionnel, de transmettre quelque chose sur la condition humaine, ou du moins sur les émotions, les désirs humains. Tout ça doit avoir un sens, une signification… Je préfère qu'on me reconnaisse une personnalité plutôt que d'être un type ennuyeux. J'ai toujours été conscient du fait qu'il faut bouger correctement sur scène. Et comme je suis plutôt petit de taille, il se peut que j'aie mis quelques effets supplémentaires dans mon jeu, pour compenser… Etre sur scène me donne un sentiment de liberté. Pour peu que tu te sentes en confiance et extraverti, tu peux laisser les choses sortir, déferler. Et si tu manques d'assurance, de solidité, peu importe. Tu parleras peut-être moins entre les chansons, une tension s'installera, qui enrichira à sa façon la performance. J'essaie simplement de faire de mon mieux pour m'ouvrir un peu plus encore, pour me perdre dans la musique et les émotions qu'elle suscite lorsque nous la jouons.
- Ce n'est pas contradictoire de jouer sur le glamour alors que tu revendiques une certaine spontanéité ?
BM : Parce qu'on a la chance inestimable d'être payé pour s'exprimer, et parce qu'on ne veut pas la gâcher, on peut être tenté d'être le plus sobre et le plus sincère possible. Moi, je crois qu'il existe une ligne de démarcation très fine et très étrange entre la sincérité et le déguisement. Ca se joue à peu de choses et les deux ne sont pas si éloignés. On peut aussi se jeter dans une espèce de style de vie rock'n'roll uniquement pour se mettre en état de vulnérabilité, de fragilité. C'est souvent là que les problèmes commencent, mais c'est aussi là que tout peut devenir intéressant - et presque drôle. Parfois, je me sens d'humeur très timide, je suis très prudent par rapport à tout ça. Et d'autres fois, je plonge entièrement, j'ai le sentiment d'être un junkie, d'être complètement dépendant de tout ça.
- Quel a été ton premier contact actif avec la musique ?
BM : J'ai commencé à jouer de la guitare à l'âge de 16 ans. J'avais bien eu des leçons de piano quand j'étais tout petit - le genre de corvée que tu remets sans cesse au lendemain, pendant que ta mère te court après, te casse les couilles avec. Il ya eu aussi un peu de saxo à l'école, mais c'était de la musique de merde, des trucs de fanfare, ça n'a pas duré longtemps non plus. J'ai toujours eu une problème avec la discipline que les autres m'imposaient, avec les obligations qu'on m'édictait. Au moins, quand je me suis retrouvé seul avec ma guitare, je n'avais pour enseignant que moi-même. C'est vraisemblablement la raison pour laquelle je me suis autant mis au boulot de ce côté-là. Cet apprentissage solitaire sans prof, a sûrement été une chance. Quand on n'apprend pas à jouer dans un certain style ou dans l'imitation d'un autre, on passe ensuite moins de temps à se dégager de toutes les influences. Aussi mauvais à la guitare que je puisse être, je considère que mes lacunes, voire mes inaptitudes, provoquent au bout du compte quelque chose de spécial. Je ne suis même pas sûr de connaître exactement le nom des cordes de ma guitare… Peu importe que je ne sois pas dans l'exactitude ou l'orthodoxie. Les accords incorrects que je joue sonnent étrangement et bien.
- Tu as vite été satisfait de ton travail ?
BM : Non, ça a pris beaucoup de temps. A peu près cinq années sont passées avant d'atteindre ce point où, à mon sens, ce que je jouais méritais d'être écouté par d'autres. Et j'ai pu être vraiment très mauvais pendant un moment… Pendant longtemps, tout ce que je faisais me semblait anodin, dispensable. Ca a changé quand la musique, progressivement, a cessé de ressembler à un tour de force, une activité surhumaine, quand j'ai enfin pu m'approprier ce que je faisais, sans complexe, sans hésitation, quand l'énergie qui en découlait me nourrissait instantanément. Je me souviens qu'au collège j'avais réalisé un petit film de 10 minutes. J'avais construit ça laborieusement, bout par bout, pendant des mois, pour au bout du compte 10 pauvres minutes de satisfaction… Avec la musique, j'ai découvert autre chose, une immédiateté, une intensité inégalées. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai décidé de brûler tous les ponts derrière moi et de me jeter à corps perdu là-dedans, jusqu'au cou. Rien que pour cette instantanéité.
- Ca a été un soulagement pour toi de débarquer à Londres ?
BM : Oh ! Oui… Je ne voulais pas rester dans un endroit où je me sentais aussi piégé. J'avais besoin d'une grande ville. Là, je reviens à peine de New York : j'ai adoré cette ville, c'est pour moi, et plus que Londres encore, le premier endroit où je souhaiterais vivre. Aujourd'hui, je ne veux plus passer mon temps hors des grandes villes. Je ne me vois même pas habiter dans un quartier tranquille. Il faut du bruit autour de moi. Des gens au-dehors. Je veux sentir la vie qui respire derrière les fenêtres. Quand j'étais enfant, nous habitions dans un petit village tellement calme… Le pays où j'ai grandi était exigu, il y avait si peu à faire… Tout le monde, là-bas, était tranquillement riche. Tout ce qui était culturel était passablement ennuyeux. La vie était incroyablement lente. Et ça je ne le supporte pas. Je veux vivre dans un endroit où les possibilités sont nombreuses, et non pas réduites à une u deux, voire zéro.
- Tes expériences théâtrales ont-elles influencé ton écriture ? Expliquant-elles ton souci de spontanéité dans ce domaine ?
BM : Je ne crois pas. Quand j'ai commencé à écrire des paroles, je voulais vraiment me placer dans une position de grande vulnérabilité. J'avais entendu à cette époque le premier album de PJ Harvey, ça a changé beaucoup de choses. Je voulais créer une musique aussi personnelle et troublée que celle-là, je me sentais tellement proche de cette démarche.
- L'écriture auparavant n'était pas quelque chose de naturel ?
BM : J'écrivais des petites choses. Je me souviens d'un poème, quand j'avais 15 ans, publié dans un magazine des écoles internationales d'Europe _ Stefan et moi étions dans une école américaine. C'était un poème totalement antireligieux, où je disais en gros à Dieu d'aller se faire foutre. Mais c'était joliment tourné, si bien que personne n'a vraiment capté le message. L'écriture se limitait à des petits travaux comme ça, ou à des scénarios. Jusqu'au jour où j'ai finalement tout quitté pour monter un punk-band.
- Pourquoi cette obsession du punk-band ?
BM : Avant que Robert ne rejoigne le groupe, Stefan et moi nous sommes retrouvés devant notre 4-pistes, avec des claviers et des intruments-jouets. Nous écrivions des morceaux très bizarres, très différents. Mais nous, nous rêvions de trouver un batteur et de jouer avec des guitares distordues. La motivation première de la création de Placebo me se résumait à ça. Nous voulions faire ce que tout gamin veut faire. Ce n'est pas que je sois fasciné par la sainte Trinité du punk. Le côté écervelé et bêtement défoncé du punk d'origine m'a toujours ennuyé. C'est devenu beaucoup plus intéressant par la suite. Je préfère largement les groupes post-punk comme The Fall ou Joy Division, ou quelqu'un comme Patti Smith. Le vrai premier groupe que j'ai aimé, ce sont les Dead Kennedys. C'était pour moi une voie parfaite où canaliser mes angoisses d'adolescent. Un très bon groupe, anti-tout, opposé à toute forme d'establishment, pas aussi ridiculement politisé que peut l'être Rage Against The Machines… Quand je dis que nous voulions monter un punk-band, c'était vraiment pour une question d'énergie, de libération. Nous voulions sentir sur nous le déferlement des décibels, la charge de la distorsion… Auparavant, ce que nous faisions était surtout constitué d'instrumentaux bizarres, de plages plutôt calmes.
- Le traditionnel trio guitare-basse-batterie, c'est une contrainte intéressante ?
BM : Quand nous avons décidé de créer Placebo, il nous a paru primordial de respecter cette structure triangulaire, de telle sorte qu'aucun instrument, voix comprise, n'essaie de dominer les autres : chaque idée peut vraiment venir de n'importe quel instrument, de n'importe lequel d'entre nous. Deux guitares incitent souvent à la facilité, restreignent tout souci d'invention. Dans un trio comme celui-là, chacun porte un poids important, est ramené et à l'essence même de son instrument et doit nécessairement se poser des questions. Nous essayons constamment de trouver des solutions pour que notre son soit plus ample. Au début, notre seule ambition était de devenir une espèce de groupe punk minimaliste, acéré, tranchant et sec, seulement armé de trois instruments. En studio, le travail est devenu plus minutieux, plus délicat que prévu. Et ce que nous faisons sur scène enrichit encore notre objectif de départ. Tout en jouant de la basse, Stefan, par exemple, a une pédale qui permet de faire fonctionner un sampler. Nous avons samplé la majorité des sons de l'album - parties de synthé, piano-jouet, sons de voiture. Nous ne rechignons donc pas à étoffer notre musique, au contraire. Tout notre travail consiste même à améliorer la texture de notre musique. Du moment que ça ne touche pas à l'intégrité du triangle. Il y a sûrement une part de foi aveugle là-dedans, mais ça ne me dérange pas d'aller jusqu'au bout. C'est parfois difficile. Récemment, nous avons dû nous séparer de Robert. Ca a été une page assez douloureuse à tourner, je ne peux pas trop en parler. Les blessures sont encore fraîches, mais aujourd'hui nous sommes de nouveaux plus créatifs que jamais.
- Est-ce que tu estimes avoir changé en quelques mois ?
BM : Je me sens plus imaginatif, libre d'aller souvent dans les directions vraiment plus étranges. Avec les concerts, la tournée, la vie à pas mal changé… La tension qui règne dans ces moments-là, l'enjeu de la situation te conduisent à prendre beaucoup sur toi. Je me suis senti de bien faire mon boulot, trop de choses étaient en jeu. Et ça, c'est assez surprenant, perturbant même. Ces jours-ci, je me trouve un petit peu trop responsable, un petit peu trop mûr à mon goût. Non pas que ce soit un danger mais...J'en arrive à faire passer mon sens des responsabilités avant mon envie de passer du bon temps, de faire le fou. Et ça frustre forcément une part de moi-même. Enfin, ce n'est pas un énorme combat intérieur.
- Tu as le sentiment de te retenir d'avantage qu'avant ?
BM : Au quotidien, je suis moins dans l'excès qu'auparavant. Forcément, quand on a un concert à assurer… Ca a déjà commencé au moment de l'enregistrement de l'album. Aux moments les plus cruciaux, il m'est arrivé de m'amener avec une gueule de bois gigantesque. J'ai senti que ça pouvait virer mauvais et j'ai décidé d'arrêter les frais. Je m'engueulais intérieurement, je me disais que je n'avais pas le droit de faire ça. Des sermons de ce genre… Voilà quelque chose que je n'avais pas prévu. On se prend toujours pour un surhomme : on s'imagine qu'on pourra toujours tout faire, tout supporter, tout le temps.
- Tu parlais tout à l'heure de perte d'innocence. Développerais-tu une forme de nostalgie ?
BM : Il y a quelque chose de particulier avec cette histoire d'enfance et d'innocence… Parce que cette période de ma vie a plutôt été horrible. Il y avait tellement de prises de tête… Et en même temps, c'est une époque où l'on est tellement chargé d'espoir, d'énergie, de désir, et d'amour que l'on voudrait donner. Au fur et à mesure que la réalité, que le quotidien te ronge comme un lichen, qu'ils imprègnent le moindre de tes os, le plus profond de ta chair, toutes ces qualités humaines ont tendance à être remplacées par un sentiment de fatigue, par l'apathie ou le cynisme. L'une des façons d'éviter cet affadissement était de jouer dans un groupe. Rester un enfant, garder une part de fraîcheur et d'insolence. Alors la nostalgie opère d'une certaine façon. Il n'est pas facile d'avancer, de passer les étapes sans laisser des plumes. Quand tu es adolescent, tu souhaites sortir le plus vite possible de ce corps étrange, changeant. Et puis tu découvres l'âge adulte, et là encore, tu n'aspires qu'à une chose : décoller de nouveau, redevenir un autre. Ca ne m'est pas souvent arrivé ces derniers temps, mais j'ai longtemps été poursuivi par un rêve à ce propos. Je rêvais que je devais refaire ma dernière année de collège, alors que j'en étais pourtant sorti depuis longtemps. Je retournais donc à l'école - en m'apercevant la plupart du temps que j'avais oublié de mettre mes chaussures, ce genre de choses - et je passais toute la journée à insulter la moindre personne que je croisais…
- As-tu peur de devenir adulte ?
BM : Probablement un peu peur… Même beaucoup, peut-être. J'ai toujours eu des problèmes à assumer certaines responsabilités. Quand tu exiges très tôt un certain style de vie, ça rend les relations difficiles. Toutes ces choses que tu es censé construire quand tu as atteint une certaine maturité, quand tu deviens adulte - un métier et une relation stables, un foyer -, toutes ces choses sont impossibles dans le cadre de vie que je me suis fixé pour l'instant. Et ça, ça risque d'être le cas pour un petit moment encore. Je ne sais pas si tout ça n'est que le prolongement d'une incapacité à grandir plus profonde, plus personnelle encore… En même temps, mon activité actuelle m'inciterait plutôt à prendre ma vie en main. Il y a sûrement un mélange d'immaturité et de maturité en moi. Ca tiraille. Je suppose que plus je serai ou plus j'aurai à être responsable, plus je risque de réagir en me comportant comme un irresponsable.
- Comment réagis-tu lorsqu'on te qualifie de chanteur "charismatique" ?
BM : Je suis plutôt flatté. Ca signifie que je suis un chanteur émotionnel, un performer sensible. C'est ce que j'ai toujours voulu être. Tout cet engagement dans la musique est aussi lié à ça, au besoin de dire quelque chose sur le plan émotionnel, de transmettre quelque chose sur la condition humaine, ou du moins sur les émotions, les désirs humains. Tout ça doit avoir un sens, une signification… Je préfère qu'on me reconnaisse une personnalité plutôt que d'être un type ennuyeux. J'ai toujours été conscient du fait qu'il faut bouger correctement sur scène. Et comme je suis plutôt petit de taille, il se peut que j'aie mis quelques effets supplémentaires dans mon jeu, pour compenser… Etre sur scène me donne un sentiment de liberté. Pour peu que tu te sentes en confiance et extraverti, tu peux laisser les choses sortir, déferler. Et si tu manques d'assurance, de solidité, peu importe. Tu parleras peut-être moins entre les chansons, une tension s'installera, qui enrichira à sa façon la performance. J'essaie simplement de faire de mon mieux pour m'ouvrir un peu plus encore, pour me perdre dans la musique et les émotions qu'elle suscite lorsque nous la jouons.
- Ce n'est pas contradictoire de jouer sur le glamour alors que tu revendiques une certaine spontanéité ?
BM : Parce qu'on a la chance inestimable d'être payé pour s'exprimer, et parce qu'on ne veut pas la gâcher, on peut être tenté d'être le plus sobre et le plus sincère possible. Moi, je crois qu'il existe une ligne de démarcation très fine et très étrange entre la sincérité et le déguisement. Ca se joue à peu de choses et les deux ne sont pas si éloignés. On peut aussi se jeter dans une espèce de style de vie rock'n'roll uniquement pour se mettre en état de vulnérabilité, de fragilité. C'est souvent là que les problèmes commencent, mais c'est aussi là que tout peut devenir intéressant - et presque drôle. Parfois, je me sens d'humeur très timide, je suis très prudent par rapport à tout ça. Et d'autres fois, je plonge entièrement, j'ai le sentiment d'être un junkie, d'être complètement dépendant de tout ça.